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Le pont transbordeur de Nantes (1903)

Dans les années 1890, pour aller de la gare maritime à la gare de l’Etat situé dans le quartier de la Prairie au Duc dans la partie Ouest de Nantes, il fallait parcourir deux kilomètres via les ponts de la Bourse, Maudit et Haudaudine pour acheminer les marchandises. Des barques existaient, mais lorsque la Loire était en crue ou charriait des glaces, les traversées étaient périlleuses. D’où l’idée de construire un pont à cet endroit ; compte tenu du gabarit de navigation imposé et des emprises, la solution d’un pont transbordeur s’imposa et Ferdinand Arnodin proposa même de construire deux ponts transbordeurs sur les modèles de celui qu’il avait édifié à Bilbao en Espagne, le second pont permettant de relier Trentemoult à Chantenay.

Un décret du 26 mai 1898 déclare d’utilité publique « l’établissement d’un pont à transbordeur dans le port de Nantes entre le quai de la Fosse et la Prairie au Duc », et confie à F. Arnodin la construction et l’exploitation du pont pour une durée de 80 ans, l’Etat pouvant à tout moment racheter la concession. Après des discussions, le pont fut légèrement décalé en amont de la rue de la Verrerie et à l’extrémité du quai de l’île Videment, tout près du canal Nord-Sud, et le projet d’exécution fut approuvé par un décret du Ministère des Travaux Publics en date du 8 janvier 1902.

 

Arnodin confia la direction des travaux de construction à son Contremaître Virgile Baudin qui avait travaillé à l’édification des ponts de Bizerte en Tunisie et de Martrou. Le contrôle de la construction fut assuré par l’ingénieur Henri Cheguillaume puis, à son décès, par l’ingénieur Cosmi sous la direction de l’Ingénieur en Chef des Ponts et Chaussées M. Lefort.

Compte tenu de la taille réduite des emprises, Arnodin décida de remplacer les câbles inclinés de retenue des pylônes par des contre-poids suspendus aux extrémités du tablier. Le 16 février 1902 commencèrent les travaux de fondation sur le quai de la Fosse. Pour cela, Arnodin utilisa la technique du caisson à air comprimé dans lequel une équipe de 7 hommes se relayaient toutes les 8 heures pour creuser. Le caisson fut ensuite rempli de béton dans lequel on ancra de longs tirants en acier destinés à brider les sabots d’articulation des pylônes sur des dés de granit. Les massifs de maçonnerie de la rive droite reposaient sur le rocher. Chaque pylône prenait appui sur quatre massifs par l’intermédiaire de rotules.

A partir du 25 août 1902 commença la construction des pylônes à partir d’éléments métalliques fabriqués dans l’usine d’Arnodin à Châteauneuf-sur-Loire, montés sur site à l’aide d’une grue électrique inventée par Arnodin, et assemblés par des rivets. Chaque pylône atteignait une hauteur de 75,65 m et pesait 200 tonnes ; le premier (rive droite) fut achevé le 18 novembre 1902 et le second le 24 février 1903.

Le tablier qui avait une longueur totale de 191 m et une portée centrale de 141 m, fut construit par encorbellements successifs à partir de chaque pylône à une hauteur de 50 m au-dessus de la Loire. Les tronçons de 8 m de long étaient hissés à l’aide de chèvres et de treuils, puis boulonnés provisoirement et retenus par des haubans accrochés en tête de pylône. Fin juin, les parties en encorbellements étaient terminés et le lundi 3 août 1903, on hissa la travée centrale de 46 tonnes et de 34,62 m de longueur amenée sur 3 péniches. Jean-Paul Bouyer dans son livre [1] rapporte que la travée centrale était encore à 1 m de sa position définitive lorsque Arnodin sauta dessus et fut le premier à traverser le tablier d’une rive à l’autre de la Loire.

Puis la nacelle suspendue de 12 m de large (2 trottoirs de 2 m et une voie de 8 m), de 10 m de long et d’une masse d’environ 50 tonnes (139 tonnes avec surcharges d’épreuves) fut accrochée sous le chariot mobile à l’aide câbles verticaux et inclinés. Elle était entraînée par deux moteurs électriques. La première traversée eut lieu le 18 octobre 1903.

Du point de vue technique, des clauses du cahier des charges imposaient que les éléments en métal (qui provenaient du Creusot) aient une limite à rupture d’au moins 42 kg/mm2, et que les câbles (des Tréfileries de Commentry et de Chatillon) aient une limite à rupture minimale de 84 kg/mm2. D’après G. Leinekugel Le Cocq [3], le taux de travail maximorum du métal dans l’ouvrage était de 6 kg/mm2, et dans la conclusion de son article il mentionne que « Il serait, en effet, bien peu logique de croire que l’Ingénieur ne saurait pas utiliser les progrès de la métallurgie, dont il obtient actuellement, à des prix qui en rendent l’emploi pratique, des fils d’acier dont la résistance atteint jusqu’à 180 kilogr. par millimètre carré de section et avec une limite d’élasticité voisine de 100 kilogr. Combien ce métal laisse, en effet, loin derrière lui les aciers profilés dont la résistance est de 42 kilogr. par millimètre carré de section avec une limite d’élasticité égale à 22 kilogrammes. »

Le pont transbordeur fut inauguré le 28 octobre 1903 en présence de M. Sarradin, maire de Nantes et mis en service le 1 novembre 1903. Une quinzaine de personnes, dont quatre caissières car le pont était à péage, assuraient le bon fonctionnement de l’ouvrage. La nacelle se déplaçait à une vitesse d’environ 5 km/h et le nombre de passagers (sans véhicule) fut porté de 250 à 300 en 1906. Le pont était visité par de nombreux touristes qui empruntaient les escaliers pour l’ascension d’un pylône en haut duquel se trouvait une table d’orientation et d’où l’on dominait l’ensemble de la ville de Nantes. Hormis quelques collisions entre bateaux et nacelle, et quelques chevaux pris subitement de folie pour sauter de la nacelle et se noyer dans la Loire, il n’y eut aucun accident majeur pendant ses 52 ans de service quasi ininterrompus.

Le comblement entre 1928 et 1936 des deux bras de la Loire qui entourait l’île Feydeau et qui raccourcissait fortement les distances initiales, le fort recul du trafic hippomobile, le développement du trafic automobile qui préférait passer par le pont Haudaudine, plus la décision de l’Etat de supprimer le péage après la libération fit que l’ouvrage commença à entrer dans un déficit financier. Malgré la remise en vigueur d’un péage par l’Etat, la famille Arnodin-Chibrac qui faisait face à un programme important de travaux de réhabilitation d’environ 10 millions de francs (remplacement d’éléments métalliques corrodés, remplacement de câbles de haubanage fortement corrodés, remplacement du chemin de roulement…) et à une forte baisse du trafic qui n’était plus que le quart de celui de 1926, décide d’arrêter l’exploitation de l’ouvrage le 31 décembre 1954. Ni l’Etat, ni la ville de Nantes ne souhaitant racheter le pont, le tribunal administratif de Nantes décide le 11 mai 1956 de procéder à la démolition de l’ouvrage. L’Etat verse au concessionnaire une indemnité de 6,5 millions de Francs, et le démontage est confié à l’entreprise Ponticelli.

C’est ainsi que disparut en 1958 un ouvrage emblématique de la ville de Nantes, un transbordeur qui avait permis le passage quotidien des nombreux ouvriers des chantiers navals, un pont qui constituait une attraction touristique, mais aussi un pont qui ne correspondait plus vers sa fin aux critères économiques du transport. Il est aujourd’hui remplacé par le pont Anne de Bretagne sur le bras de la Madeleine.